Une voix envoûtante retrace l’aventure folle de monter Antigone d’Anouilh au cœur d’un Beyrouth criblé de balles en réunissant des comédiens issus de tous les courants religieux. Mais la guerre rattrape le projet, le conte vire au cauchemar. Confrontant la beauté des uns à l’indicible violence des autres, Julien Bouffier signe un uppercut théâtral tiré du torturé roman de Sorj Chalandon. Vibrant !

Dans l’obscurité la plus totale, un faisceau lumineux balaye l’espace, cherchant à se frayer un chemin vers la scène, où se détache une silhouette masculine, longiligne. Crâne rasé, corps émacié, Sam (fébrile Alex Jacob) est malade, en fin de vie. Un cancer ronge ses dernières forces. Brune, svelte, lumineuse, son amie (éblouissante et fragile Vanessa Liautey), sa compagne de toujours le rejoint. Elle vient d’apprendre via la presse la terrible nouvelle. Face à l’inéluctable, il lui demande de reprendre son impossible projet de monter Antigone D’Anouilh, au cœur de la capitale libanaise, en demandant à chacune des communautés religieuses présentes dans la ville d’y participer. On est en 1982, Beyrouth est à feu et à sang. Un rien, une étincelle pourrait embraser l’antique cité. 
 
Jeune, belle, la metteuse en scène accepte le défi. Sans réfléchir, elle fonce. Quelques doutes bien sûr vont l’assaillir, ils seront brefs. Des cimaises du théâtre, une immense toile blanche, presque transparente, tombe. Paris, son foyer, sa fille, sont déjà loin. Les images qui défilent montrent une ville portant les stigmates d’une violence inouïe, d’une guerre civile entre chrétiens et musulmans. Malgré tout, sa détermination ne faiblit pas. Il en va d’une promesse à un mourant. 

Bien que personne ne croit à la réussite de l’entreprise, elle va à la rencontre, à ses risques et périls, des représentants de chaque faction, chaque communauté religieuse, afin de les convaincre de l’utilité de cette singulière démarche et d’accepter un cesser le feu le temps de l’unique représentation. Réussissant l’impossible, elle réunit les comédiens, commence les répétitions sur le toit d’un vieux cinéma situé au cœur de Beyrouth, en plein sur la ligne qui sépare la ville en deux. Les images défilent en filigrane, enveloppent le corps de cette frêle jeune femme, prête à tous les sacrifices. Mais l’impensable va se produire. La tragédie antique va être percutée de plein fouet par l’indicible et sanguinaire drame du massacre de Sabra et Chatila. 
Écrivain et journaliste, Sorj Chalandon fut l’un des premiers reporters de guerre occidentaux à pénétrer, en septembre 1982, dans le camp de réfugiés palestiniens après les exactions. Cette macabre expérience le marqua à jamais. Mais comment raconter l’indicible horreur ? En couchant sur le papier immaculé ce que sa conscience engourdie, atone, n’arrive plus à exprimer. Mêlant fiction et réalité, engagement politique et militantisme, il signe un texte fort, puissant, cru, où la beauté des mots, des images, se fracasse contre la barbarie sanguinaire de la bête inhumaine, immonde que les guerres (de religion) engendrent. 

S’emparant de ce roman vibrant, tourmenté, où s’entremêlent bons sentiments et haines meurtrières, Julien Bouffier signe une pièce coup de poing qui fissure, brise en mille morceaux le quatrième mur, barrière infranchissable entre la scène et la salle, et met K.O. Usant avec ingéniosité de la vidéo - tous les comédiens participants y sont poignants de vérité, de justesse - , il invite à ce voyage entre passé et présent, entre rêve d’un monde meilleur et cauchemar d’une actualité chaque jour plus sanglante. Sur une scène dépouillée, il convoque la vie, la mort, l’amour, l’amitié, la douleur, la perte. 
 
Envouté par le jeu bouleversant, ténébreux de Vanessa Liautey, dont la voix suave ensorcèle et panse les fêlures infligées à nos esprits, troublé par la présence lumineuse de Yara Bou Nassar et captivé par la musique jouée « live » d’Alex Jacob, on se laisse submerger par nos émotions. Secoué par ce terrible récit, abasourdi, on laisse nos cœurs pleurés, nos larmes coulées. 
Avec douceur et infini respect, Julien Bouffier donne effroyablement vie au terrifiant témoignage de Sorj Chalandon et offre à ce Beyrouth balafré, défiguré, une Antigone à bout de souffle, exsangue, mais debout et combattante. Derrière l’horrible tragédie de ce monde malade et gangrené par les religions et les guerres de pouvoir, de domination, un vent d’espoir renaît, la vie reprend lentement ses droits.

Informations pratiques :
Le Quatrième mur de Sorj Chalandon
Jusqu’au 26 mai 2018
Du mardi au samedi à 20h, vendredi à 19h et dimanche à 16h.

Générique : 
adaptation et mise en scène de Julien Bouffier
 scénographie d’Emmanuelle Debeusscher et de Julien Bouffier
création vidéo : Laurent Rojol
avec Yara Bou Nassar, Alex Jacob, Vanessa Liautey et Nina Bouffier (les 9, 10, 11, 18, 19 et 20 mai), Paloma Dumaine (les 15, 17 et 24 mai), Jade Hernandez (les 16, 22 et 25 mai), Iocha Koltès (les 13, 23 et 26 mai)
à l’image Joyce Abou Jaoude, Diamand Abou Abboud, Mhamad Hjeij, Raymond Hosni, Elie Youssef, Joseph Zeitouny
avec la voix de Stéphane Schoukroun
création musicale d’Alex Jacob 
ingénieur son : Éric Guennou 
création lumière et régie générale : Christophe Mazet 
régie plateau : Emmanuelle Debeusscher 
travail sur le corps : Léonardo Montecchia
Lieu:
Théâtre Paris-Villette
211, Avenue Jean Jaurès
75019 Paris

Comment y aller ? 
Métro :  ligne 5 station Porte de Pantin
Tramway : ligne 3B station Porte de Pantin – Parc de la Villette
Vélib : plusieurs stations à proximité avenue Jean Jaurès

Réserver :
par téléphone au 01 40 03 72 23
par mail à l’adresse suivant : resa@theatre-paris-villette.fr
par internet sur le site dédié du théâtre
 
 Crédit photos : © Marc Ginot