Utilisant le même procédé scénique que pour Ibsen Huis, l’un des coups de cœur du dernier festival d’Avignon, Simon Stone nous entraîne dans le quotidien si banal, si commun, des Trois sœurs de Tchekhov, nous immerge dans l’enfermement oppressif, dépressif et pourtant si vital, de cette famille vouée au malheur, à la déshérence. Conservant l’essence de l’œuvre originelle, le metteur en scène australien perd en mélancolie slave ce qu’il gagne en vitalité funeste.

Le rideau noir se lève sur un espace semi-obscur. Dans la pénombre, une maison de bois et de verre apparaît. Immense, elle occupe la quasi-totalité du plateau. Des voix lointaines s’entremêlent. Des conversations se mélangent, se chevauchent. Derrière les murs de l’étonnant et géométrique édifice, on distingue des silhouettes. Ce sont celles d’un petit groupe de trentenaires, les amis, les amants des filles de la maison. Elles sont trois. Il y a l’ainée, l’hiératique Olga (extraordinaire Amira Casar), la cadette, l’envoûtante Masha (éblouissante Céline Salette) et la plus jeune, la changeante Irina (lunaire Eloïse Mignon), dont on fête l’anniversaire en ce soir d’été, dans cette bâtisse héritée de leur père décédé un an plus tôt. Il y a aussi André (épatant Eric Caravaca), le frère drogué, un peu falot, un peu lâche, qui finira par dilapider le peu d’argent hérité de leurs parents.

Tout ce petit monde, tous ces handicapés de la vie, tous ces associaux en manque d’affection, gravitent autour de ces trois astres célestes, de ces étoiles portant le malheur en leur sein. Elles sont le pilier de cette étrange famille en déshérence, enfermée à jamais dans ce huis-clos malsain, dans ce mausolée de vacances, chargé de souvenirs qui les empêchent d’avancer d’être heureuses, cet endroit pratiquement abandonné qui sent la mort, le rat crevé, dès que l’on y pénètre par la cuisine. Mois après mois, le puzzle sinistre d’une fin macabre se met en place, prenant aux pièges tous ceux qui ont eu la singulière malchance de faire partie de cette communauté désenchantée. 
Tout comme dans Ibsen Huis qui a fait les beaux jours du dernier Festival d’Avignon, Simon Stone ne cherche pas à adapter l’œuvre d’Ibsen ou de Tchekhov, mais bien à réinventer à sa manière les grands classiques de ces deux auteurs, connus pour dépeindre avec une véracité confondante les maux de leurs contemporains. Il les dépouille de leur substance pour ne garder que l’ossature, qu’il ancre dans notre époque troublée. Ici, Olga, Macha et Irina ne rêvent pas de rentrer à Moscou, mais de découvrir Berlin, New York, de s’évader de cette cage qui n’a plus de dorée que le nom.

Utilisant le même type de scénographie pour ses deux spectacles, la maison tournante imaginée par sa complice Lizzie Clachan, Simon Stone nous invite à une immersion totale dans le quotidien de ces trois sœurs (créée en allemand en décembre 2016 au théâtre de Bâle). Comme dans tous les foyers, on parle d’amour, de politique. On est atterré par l’arrivée de Trump au pouvoir ; on chante du Bowie, du Britney Sprears, en français s’il vous plaît ; on rêve d’un monde meilleur, d’une existence bienheureuse qu’on n'atteindra jamais, bien évidemment. Remplaçant la jeunesse désenchantée d’une Russie blanche à l’agonie, par celle toute aussi perdue de ce début du XXIe siècle, le metteur en scène australien nous happe dans le tourbillon de vie de cette datcha tchékhovienne tout comme il attrape et y enferme ses comédiens. 
Et c’est toute la force de ce spectacle, s’appuyer sur la synergie de la troupe pour faire exploser sur scène, cette vitalité mortifère des tragédies modernes, cette énergie du désespoir des vies abîmées si magnifiquement disséquées par le dramaturge russe. Mais c’est aussi sa fragilité, un seul faux pas et c’est tout l’édifice choral qui est ébranlé. Cela se joue à si peu, un regard égaré, une phrase mal prononcée. D’où peut-être d’ailleurs cette impression étrange, que dans la crudité des textes, dans l’explosion de sentiments, un peu de la mélancolie de Tchekhov s’en est allée, ne laissant que le goût amer d’un bonheur disparu. 

Charmé par la présence incandescente de Céline Salette, le jeu intense d’Amira Casar, le charme ténébreux d’Assaad Bouab, la pétulance acidulée de Servane Ducorps et la nonchalance décalée d’Eric Caravaca, on se laisse embarquer dans les tourments existentiels de ces trois sœurs d’aujourd’hui.

Informations pratiques : 
Les trois sœurs d’après Anton Tchekhov
jusqu’au 22 décembre 2017
Du mardi au samedi à 20h et le dimanche à 15h
Durée 2h35, avec un entracte

Générique : 
un spectacle de Simon Stone / artiste associé 
avec Jean-Baptiste Anoumon, Assaad Bouab, Éric Caravaca, Amira Casar, Servane Ducorps, Eloïse Mignon, Laurent Papot, Frédéric Pierrot, Céline Sallette, Assane Timbo, Thibault Vinçon
traduction française et assistanat à la mise en scène Robin Ormond
décor de Lizzie Clachan
costumes de Mel Page
musique de Stefan Gregory
lumière de Cornelius Hunziker
Collaboratrice aux costumes Yvett Rotscheid
Assistant costumes Yann Cadran
Répétitions musicales Mathieu El Fassi

Lieu : 
Odéon- théâtre de l’Europe
place de l’Odéon
75006 Paris

Comment y aller ?
Métro : sortie Odéon ligne 4
RER : sortie Luxembourg ligne B
Bus : lignes 63, 87, 86, 70, 96, 58.
Parkings : rue Soufflot, Place St Sulpice, rue de l'Ecole de Médecine.
Vélib' stations 6028, 6017, 6016

Réserver :
Par téléphone, au 01 44 85 40 40 du lundi au samedi de 11h à 18h30 (sauf jours fériés).
Au guichet du Théâtre de l'Odéon, place de l'Odéon, du lundi au samedi de 11h à 18h (sauf jours fériés) ; les jours de représentation 2h avant le début du spectacle.
Par internet sur le site dédié de l'Odéon-Théâtre de l'Europe.

Crédit photos : © thierry Depagne