Les mots, que l’on voudrait étouffer, s’insinuent dans le monde fantasmé d’une mère en deuil, fissurent l’image idéalisée d’une famille au bord de l’explosion et libèrent l’esprit d’une jeune fille, brisée par un événement indicible. S’inspirant de l’esthétisme du film de Mankiewicz sans le copier, Stéphane Braunschweig brouille les pistes et signe une pièce troublante aux confins de la folie.

Un voile de plastique transparent laisse entrevoir une scène recouverte d’une nature luxuriante. Alors que la salle plonge dans l’obscurité, une voix féminine « microtée » résonne sous les ors de l’Odéon. C’est celle d’une mère en deuil, d’une femme blessée dans sa chair souhaitant réhabiliter l’honneur bafoué de son fils chéri, mort l’été dernier. C’est celle de Violet Vinable (fascinante Luce Mouchel), une riche propriétaire terrienne de la Nouvelle-Orléans. Elle s’entretient avec un médecin neurologue spécialisé dans la lobotomie, le docteur Cukrowicz (mesuré Jean-Baptiste Anoumon), ce qui veut dire sucre en polonais d’où son surnom de Sugar.

Le rideau se lève sur une sorte de jardin d’Eden. D’immenses lianes, un énorme tronc envahissent l’espace. C’est le legs de l’enfant poète à sa mère. Depuis son décès, elle entretient avec dévotion ce lieu étonnant, suffocant, peuplé de plantes tropicales, carnivores, insectivores. Fantasmant la pureté de ce fils trop aimé, la respectable Mrs Venable tente son dernier va-tout pour que sa nièce, Catherine (lumineuse Marie Rémond) ne puisse plus déblatérer sur le compte de sa progéniture perdue. Après l’avoir fait internée suite aux événements qui ont entrainé l’été dernier la mort de son grand enfant de quarante ans à Cabeza de Lobo, une modeste station balnéaire espagnole, elle use, abuse de son influence et de son argent pour la faire lobotomiser et ainsi la faire taire à jamais.
Pas à pas, les pièces du puzzle de cette terrible histoire se mettent en place. Confronté à leur propre démon, chacun des membres de cette famille finit par laisser tomber le masque. Entre cupidité, envie et népotisme, tous révèlent leur vraie et monstrueuse nature. Seule face à ses bourreaux, la frêle Catherine se tient droite. Si parfois, elle vacille sur le regard réprobateur, concupiscent ou empli de pitié de ses proches, jamais elle ne tombe, toujours elle se relève. Elle ne plie pas, elle tient à sa vérité, celle de l’indicible, de l’innommable. Bouleversante, dans un dernier monologue éprouvant, elle se libère de l’opprobre, de la honte, du secret qui empoisonne son esprit depuis l’été dernier.

En adaptant cette pièce terriblement crue et féroce de Tennessee Williams, Stéphane Braunschweig s’amuse à brouiller les pistes. S’il emprunte au film de 1956, qui voyait s’affronter deux monstres sacrés d’Hollywood, Katherine Hepburn et Elizabeth Taylor, sa scénographie, il s’en éloigne par une lecture plus clinique, plus froide. Là où Mankiewicz exploré la folie humaine dans toute son atrocité, dans toute son entièreté, le nouveau directeur de l’Odéon préfère rester en lisière, faire planer le doute. Il nous entraîne dans cette descente aux enfers, dans ce huis-clos mortifère, dans cette confrontation de dames, morbide et assassine, sans pour autant nous tenir la main. A chacun de se faire sa propre opinion sur ce drame humain qui nous est conté.
Pourtant, un grain de sable, un tout petit rien, vient faire dérayer la belle mécanique imaginée par Stéphane Braunschweig. En « microtant » ses comédiens toute la première partie de la pièce afin de suggérer l’écho sauvage renvoyé par ce jardin aux dimensions extraordinaires, il nous empêche de ressentir une quelconque émotion en lissant les subtiles intonations de ses interprètes. Du coup, on reste de marbre face à cette mère aux portes du désespoir, tantôt hautaine, tantôt charmeuse. Rien ne transparaît vraiment de son état affectif. Et c’est d’autant plus dommage que Luce Mouchel est une interprète virtuose. Avec un naturel déconcertant, elle est cette ogresse maternelle divinement pathétique, cette femme à l’agonie qui utilise ses dernières forces pour sauver la réputation gravement entachée de son fils chéri. Face à elle, on retient surtout la performance scénique de Marie Rémond dont la présence lumineuse explose littéralement dans un monologue final, vibrant. Le rôle du médecin étant gommé bien qu’interprété avec justesse fébrile par Jean-Baptiste Anoumon, le trio de l’œuvre se transforme en un duo cinglant, violent, en un combat sans merci de deux femmes aimant le même homme, l’une lucide, l’autre aveuglée par son amour fusionnel et étouffant.

Bien que partagé par cette mise en scène singulière à l’onirisme froid, le travail de Stéphane Braunschweig et de ses deux comédiennes est à saluer. Moins flamboyant que sa version cinématographie, ce Soudain l’été dernier joue sur nos névroses et interpelle nos consciences. Abordant le tourisme sexuel, le pouvoir corruptif de l’argent, la cupidité, l’amour maternel, il nous entraîne dans les méandres noirs et poisseux de l’esprit humain. Un moment âpre qui met un peu de temps à prendre à la gorge. Surprenant !

Olivier Frégaville-Gratian d'Amore
Informations pratiques : 
Soudain l’été dernier de Tennessee Williams
jusqu’au 14 avril 2016
du mardi au samedi à 20h et le dimanche à 15h
durée 1h35

Générique : 
mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig assisté d’Amélie Énon et dde Lisetta Buccellato
avec Jean-Baptiste Anoumon, Océane Cairaty, Virginie Colemyn, Boutaïna El Fekkak, Glenn Marausse, Luce Mouchel, Marie Rémond
traduction de Jean-Michel Déprats, Marie-Claire Pasquier
collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou
collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel
costumes Thibault Vancraenenbroeck
lumière Marion Hewlett
Son Xavier Jacquot
vidéo François Gestin

Lieu :
Odéon-Théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris

Comment y aller ? 
Métro : sortie Odéon ligne 4
RER : sortie Luxembourg ligne B
Bus : lignes 63, 87, 86, 70, 96, 58.
Parkings : rue Soufflot, Place St Sulpice, rue de l'Ecole de Médecine.
Vélib' stations 6028, 6017, 6016

Réserver : 
Par téléphone, au  01 44 85 40 40 du lundi au samedi de 11h à 18h30 (sauf jours fériés).
Au guichet du Théâtre de l'Odéon, place de l'Odéon, du lundi au samedi de 11h à 18h (sauf jours fériés) ; les jours de représentation 2h avant le début du spectacle.
Par internet sur le site dédié de l'Odéon Théâtre de l'Europe.

Crédits photos : © Elisabeth Carecchio pour la première, © Thierry Depagne pour les deux autres.